Cela fait plusieurs années que j’essaie d’affiner, clarifier, nommer ma posture, l’intention, le cadre, le processus dans les séances individuelles que je propose avec l’écoute et l’accompagnement du corps par le toucher et les mots. Notamment les questions : est-ce un « soin »? est-ce « thérapeutique »? est-ce de la pédagogie?
Ces derniers temps quelque chose s’est clarifié, au croisement de plusieurs expériences récurrentes en séances individuelles et partages de pratique avec des collègues. J ‘observe que mon accompagnement par le toucher en individuel vient soutenir la résolution de trauma par le corps, à travers l’écoute des tissus et la conscientisation de ce mouvement. Une libération individuelle qui se fait grâce à une alliance, dans une conscience partagée des sensations, des ressentis, de l’histoire du corps (en lien avec l’environnement sociétal et ses potentiels mécanismes de violence), révélée par le toucher.
En général les séances individuelles se déroulent selon ce processus en plusieurs temps :
- d’abord un temps d’accordage entre nos personnes à travers le contact des mains sur le corps et l’écoute à travers ces mains, immobile, aux pieds, à la tête. Cela soutient l’arrivée d’une confiance, corporelle, sous les émotions, nécessaire pour travailler ensemble dans ce contexte. Nous dialoguons par la parole sur les sensations, les ressentis, nous vérifions ensemble si le corps se détend dans ce contexte de toucher. Si ce n’est pas le cas, nous cheminons ensemble vers cette détente et un climat de sécurité. Le chemin d’écoute, d’accordage, de dialogue est déjà en soi une résolution, qui permet d’identifier les endroits de consentement, de désaccord, de besoin, de déconnexion, ou d’absence de conscience de sensation. Parfois cet accordage ne se fait pas, soit ce n’est pas le bon moment, soit je ne suis pas la bonne personne.
- une fois cet accordage et cette confiance installée (ce qui peut prendre 5 min comme plusieurs séances) émerge un temps d’écoute des besoins des tissus du corps : j’accompagne leur besoin de mouvement, d’étirement, de compression, de poids, ou de présence immobile… à un niveau local, plus global ou encore au niveau cellulaire. L’écoute des fascias peut permettre cette écoute de la mobilité ou du figement allant du global au plus microcospique). Dans cette phase, j’ai le ressenti que ce sont les tissus qui prennent confiance dans le fait qu’ils peuvent se détendre, et qu’on va suivre leur besoin. A chaque instant, la personne peut nommer ses besoins (plus fort, plus lent, plus léger, pause) ou ce qui émerge comme sensation, émotion, ou pensée. C’est un moment où le corps se rééquilibre. Le fait de pouvoir laisser émerger et nommer les émotions et pensées à partir du corps permet aussi de faire parvenir à la conscience certains aspects de nous qui étaient restés dans l’ombre. Elles se présentent, nous les rencontrons et c’est tout.
- Puis il arrive parfois un moment où les tissus se mettent à bouger « de manière autonome » sous mes mains, que ce soient des micromouvements, ou des plus grands mouvements. A ce moment là, je perçois souvent une grande intensité émotionnelle, qui est parfois ressentie par la personne, parfois pas, parfois verbalisée parfois pas. Ce moment peut durer de quelques minutes à dizaines de minute, une qualité de temps suspendu est présente. Comme si un mouvement qui avait été empêché, qui n’avait pas pu avoir lieu jusqu’ici, pour de multiples raisons, se manifestait, et que le corps retrouvait ensuite un équilibre( voir les travaux de Peter Levine sur ce sujet. C’est une sorte de résolution qui se manifeste. Il peut y avoir des sensations de chaud, de froid, des larmes, rires, de la parole, ou un endormissement, un relâchement se produit. Les informations dans les nerfs ont recommencé à circuler, et le système nerveux autonome fait son travail de rééquilibrage.
J’ai remarqué que cette dernière étape se produisait souvent en lien avec des traumas physiques mais aussi émotionnels : accidents, immobilisations, opérations chirurgicales, accouchement médicalisé… Les tissus ont besoin de terminer le mouvement qu’ils n’ont pas pu faire. Et souvent, la conscience corporelle de ces endroits peut rester comme séparées du reste du corps. C’est très fin, en général on ne s’en rend pas compte dans la vie quotidienne, car le corps cherche toujours le meilleur équilibre pour que nous soyons fonctionnels en toutes circonstances. Le fait de mettre le focus et de pouvoir écouter cet espace qui n’a pas pu être écouté peut permettre de libérer un mouvement, un point de blocage autour duquel le corps-personnalité s’est organisé, un peu déséquilibré… et donc d’ouvrir de nouvelles possibilités, de laisser d’anciens schémas, qu’ils soient physiques, émotionnels ou psychiques.
Quant à la première étape, celle de la confiance dans le toucher elle est souvent tout un champ de travail lorsque les personnes ont vécu de la confusion avec le toucher et la relation ( violences sexistes et sexuelles, relations incestuelles ou incestueuses…) et dans le cadre d’un trauma de développement (trauma complexe). Le travail en séance peut permettre d’identifier les zones d’ombre, de dissociation, et de reconstruire la conscience de sa présence dans son corps. S’ouvrir à ses sensations, quand il y a eu des violences, se fait étape par étape, sans forcer le temps ou le processus, car derrière chaque sensation écoutée, il peut y avoir une émotion forte qui est restée bloquée dans les tissus, pour assurer la survie à travers un mécanisme dissociatif. Reconstruire un espace de confiance dans la relation dans le toucher à travers la conscience des sensations et le consentement est une étape à la fois subtile, indispensable, et au chemin inconnu dans lequel nous nous engageons en alliance. Sans cette alliance de rester présent et à l’écoute, ensemble, on ne peut reconstruire l’accès à son corps.
Cette perception de l’accompagnement dans le toucher s’est construite au carrefour de mes différentes pratiques et recherches croisées :
- celle, au centre dans ma pratique, du Body Mind Centering®, où nous allons écouter le corps de manière globale, locale, cellulaire fluide ou tissulaire et soutenir son équilibre par le toucher et le mouvement.
- celles d’autres pratiques de toucher, que je nourris à travers des échanges de séance avec des praticiens notamment celle de la biodynamique cranio sacrée, avec Laëtitia Andrieu, un courant ostéopathique où le praticien offre un point d’appui par sa présence dans le toucher pour que le corps se réorganise au niveau des fluides, celle de l’ostéopathie tissulaire, du shiatsu ou de médecine chinoise
- celle du Life/Art Process®, où nous faisons dialoguer de manière créative les niveaux de conscience corporels, émotionnels, mentaux/imaginaires et où nous apprenons à lire les corps dans le mouvement,
- celle de la Somatic Expériencing® de Peter Levine, psychiatre américain qui a travaillé sur la résolution de trauma par le corps viennent confirmer ces expériences etdes travaux sur le trauma complexe d’Aline Lapierre et Laurence Heller basés sur le Somatic Experiencing®, avec lesquelles j’ai abondamment cherché en échanges de pratiques depuis plus de 7 ans avec ma collègue et amie Agnès Millet, qui travaille sur les émotions dans une approche corporelle.
- celle de la supervision avec une Gestalt thérapeute formée en Body Mind Centering® qui m’a permis d’aller questionner ma posture et les résonnances avec les personnes que je recevais,
- la lecture et conscience des mécanismes systémiques de violences : oppressions, violences médicales, éducatives, hétéropatriarcale… qui font que parfois on est conditionné à se dire que ce n’est pas important ou pas grave mais le corps n’a pas toujours le même avis… ( exemple des opérations chirurgicales, qui même si elles sont indispensables, restent un trauma pour le corps, ou des violences systèmiques : sexisme interiorisé, validisme interiorisé…),
- celle de la posture de l’éducation populaire : c’est la personne concernée qui sait pour elle-même. L’idée est de proposer des ressources vers l’autonomie et de faire alliance pour se libérer ensemble.
« Faire alliance pour se libérer de nos dissociations. » Voilà ce que je fais, il me semble. Faire alliance pour se libérer de nos dissociations, qui parfois viennent d’oppressions systémiques, ou d’oppressions sur le corps et de la manière dont on le traite, comme un simple outil. Il existe peu d’espace pour que le corps puisse terminer son mouvement, le temps de faire son processus, peu d’espace pour écouter ce qu’il a à dire, car c’est lui qui est d’abord le garant de notre équilibre. Peu d’espace pour trouver les ressources, la sécurité dans les sensations, pour développer sa capacité à rester là, à avoir accès à l’information dans l’instant et à pouvoir consentir ou pas. Car si l’on est déconnecté d’une partie de notre corps, notre consentement aura moins de possibilité d’être éclairé et plein.
Donc ces séances sont bien une forme de soin, mais un soin qui se fait dans une alliance à deux, dans une recherche de consentement et de conscience, avec une intention d’apprentissage, de transformation et de dépasser nos schémas habituels.
C’est un chantier de réapprendre à l’écouter et de le laisser parler. Cette réhabilitation du corps me semble le support pour l’émancipation, le consentement, la clarté de pensée, l’esprit critique. Et cela se construit ensemble. Comme dirait mon ami et collègue Benoît Palacci , qui accompagne les collectifs et fervent adepte de l’éducation populaire : « si ma libération est liée à la tienne , alors on peut travailler ensemble ».