La clarté, un acte politique?

(note : cette fois ci j’ai plutôt genré au féminin, dans la mesure où les personnes qui enseignent les pratiques somatiques sont très majoritairement des femmes)

Dans les pratiques d’éducation somatique, on apprend à sentir, de manière de plus en plus fine. A sentir notre corps, à travers nos sensations, à sentir notre corps et sa relation avec son environnement, à travers nos perceptions. A nommer, à distinguer. A distinguer ce niveau physique avec les sensations et perceptions, le niveau émotionnel avec les ressentis et émotions, le niveau mental avec l’imaginaire, les mythologies, les histoires, les récits.

Les pratiques d‘éducation somatique, sont l’endroit où l’on réinforme notre corps à travers de nouvelles sensations et perceptions de soi-même, au niveau physique et de manière consciente. Il s’y fait un apprentissage conscient de ce qui nous constitue dans notre matière corps, nos tissus, notre organisation dans le mouvement. (à différencier des pratiques « somatiques » et non d’éducation somatique, qui permettent de donner des ressources au corps et un rééquilibrage, comme le yoga ou le qi qong, mais où il n’y a pas forcément l’apprentissage de la conscience de nos tissus, de notre mouvement et la capacité à nommer d’où émerge le mouvement ou la sensation.). Cela se fait dans un cadre clair, que ce soit l’espace, le temps, ou l’intention.

Au fur et à mesure de l’apprentissage, une clarté de corps et de mots se construit. Chaque pratique a sa couleur , son orientation propre. Certaines pratiques vont être davantage axées sur certains systèmes du corps, d’autres inclure le développement sensorimoteur, d’autres sur tous les systèmes et d’autres sur la mise en mots et le discernement.

Ce qui sous tend l’apprentissage est un état perceptif « modifié » ou non habituel ( voir les écrits de François Roustang sur ce sujet, notamment « savoir attendre »). Nous ralentissons, et portons une attention à certains endroits précis de notre corps, ou à certaines qualités. Ce n’est pas le niveau d’attention que nous utilisons dans le quotidien et nos repères sont bousculés. C’est ce qui ouvre à l’apprentissage et au changement. A cet endroit l’enseignante a un rôle non négligeable. Outre le fait qu’elle doive créer les conditions nécessaires pour que les personnes se sentent suffisamment en sécurité, confortable et autonome pour être disponible pour l’expérience, elle doit être attentive à être claire dans ses propositions. A ce que ses mots, son langage soit en cohérence avec ce que son corps fait.dit.incarne. Pour ne pas créer de la confusion. Puisque l’intention est de rendre clair, et de développer une conscience claire de son corps, de son mouvement et de sa relation à l’environnement.

Dans les pratiques d’éducation somatiques, c’est parce que nous avons fait l’expérience dans le corps que nous pouvons la transmettre, la nommer, la clarifier, la rendre claire et créer les expériences pour les personnes qui apprennent.

A cet endroit il me semble que en tant qu’enseignante, nous avons une responsabilité éthique. Comment puis-je être au plus clair dans ce que j’incarne et mettre les mots les plus clairs pour que les personnes fassent une expérience de cohérence, et non de confusion? Les pratiques d’éducation somatique développent cette qualité :

  • par leur pédagogie même : où la personne qui apprend est autonome et responsable de son propre chemin, dans une recherche où elle est elle-même l’objet d’étude. Et où pour certaines pratiques les apprentissages se font dans la coopération : nous partageons nos expériences vécues dans l’apprentissage (en Body Mind Centering par exemple)
  • où l’intention de l’apprentissage est de rendre plus autonome, plus clair, plus conscient, plus équilibré, et plus respectueux des singularités et des limites de chacun.e pour soi et en relation

Quand l’intention de l’utilisation de la conscience du corps est autre que celle du soutien de l’autonomie et du respect de chacun, il me semble qu’il y a un problème éthique. Quand les mots ne sont pas suffisamment clairs, pour savoir ce que l’on observe ou d’où l’on initie le mouvement, il me semble qu’il y a une amélioration pédagogique possible.

La clarté est au coeur des pratiques d’éducation somatique, pratiques qui amènent chacune à trouver les ressources pour prendre appui sur son expérience propre. A devenir sujet. A devenir actrice. A pouvoir faire des choix et valider ses sensations, ses ressentis.

La confusion étant le terreau de la manipulation individuelle ou collective (voir entre autres l’ouvrage Gaslighting, de la philosophe Hélène Frappat, ou les travaux de Naomi Klein), cultiver la clarté, dans nos intentions et dans nos mots me semblent un acte révolutionnaire politique et éthique. Et c’est sur la base de cette clarté que nous pourrons développer notre esprit critique individuel et collectif, ne pas faire de raccourcis ou d’amalgame et cultiver la cohérence et le respect.

Quelques références non exhaustives :

  • Le site d’éducation somatique france, association professionnelle reunissant 5 pratiques d’éducation somatique : Feldenkrais®, Body Mind Centering®, Eutonie Gerda Alexander®, Technique Alexander®, gymnastique holistique Ehrenfried® https://www.education-somatique.fr/quest-que-l%C3%A9ducation-somatique
  • Yvan Joly, Définition de l’éducation somatique http://yvanjoly.com/downloads/Def_pages_educ_som-fr.pdf
  • Hélène Frappat « Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes », Editions la Relève, 2023
  • Héloïse Husquinet,  » ‘Du corps intime au corps social’. Pratiques somatiques et pensée critique. Dialogue avec Sylvie Fortin », Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2018. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/167-du-corps-intime-au-corps-social-pratiques-somatiques-et-pensee-critique-dialogue-avec-sylvie-fortin
  • François Roustang, « Savoir attendre pour que la vie change », Odile Jacob, 2006
  • Bonnie Bainbridge Cohen « Sentir, ressentir, agir », Editions contredanse, 1993, traduction française Madie Boucon 2002
  • Janet Adler  » Vers un corps conscient, la discipline du mouvement authentique », Editions contredanse, 2002 traduction française Marie-Pascale Lescot 2016
  • Matthias Alexander « L’usage de soi », Les éditions de la danse , 1932, traduction française Contredanse 1996
  • Judith Lewis Herman  » Reconstruire après les traumatismes, de la maltraitance domestique aux violences sociales », Interéditions, 1992, traduction française Gerard Battarel 2023
  • Steve Paxton « Dartington Mars » 1976, article paru dans Contact Quarterly, traduit par Emma Bigé 2016