Toucher, confusion, séduction et contact improvisation

Notre société occidentale ne nous éduque pas au toucher.

Ou plutôt elle nous y déshabitue, dès petit.

Le toucher en devient cantonné :

– aux espaces de soin (vers les enfants, les malades, les personnes âgées, les personnes non valides, ou toutes celles qui ont besoin de soin ou d’aide),

– aux espaces amoureux sensuels, sexuels,

– aux espaces de camaraderie dans les sports d’équipe,

– ou encore aux espaces de bagarre.

Les personnes éduquées comme filles seront plutôt orientées vers les espaces de toucher qui prennent soin, tandis que les personnes éduquées comme garçons seront plutôt éduqués vers les espaces de toucher vers la bagarre ou la camaraderie dans les sports d’équipe.

Les espaces de toucher entre filles et garçons sont souvent très tôt orientés vers une forme normée «  amoureux » (le classique amoureux ou amoureuse dès la maternelle). Et alors les filles et garçons, qui deviendront plus tard hommes et femmes ou d’un autre genre n’ont comme apprentissage dans leur relation tactile seulement l’espace de la séduction, qui emmène vers la sensualité, la sexualité.

En contact improvisation, nous partageons notre poids, à travers le contact dans le toucher. Ce point de contact évolue dans le mouvement. Il y a différentes qualités de toucher qui permettent d’accéder à différentes qualités de partage de poids, pouvant nous amener à chuter, rouler, bouger, voler, ensemble, dans une désorientation qui se réoriente en continu, plus ou moins lente, plus ou moins dynamique.

Alors nous y (ré)apprenons toute une palette de touchers, qui vont impliquer différentes perceptions de notre corps en mouvement, à travers nos récepteurs sensoriels, que sont les propriocepteurs des muscles, des tendons, des fascias, des os qui nous informent sur où nous sommes et comment nous bougeons, à travers notre oreille interne qui nous informe où est le sol, à travers nos récepteurs de la peau qui nous donnent la pression, l’humidité, la température, à travers les intérocepteurs de nos organes.

Le toucher est l’un des premiers sens qui se développe, dès in utero, en même temps que le mouvement. Il est fondamental dans notre développement. Revenir au toucher, au mouvement, dans nos perceptions peut rouvrir nos possibilités dans la vie, fermées peu à peu par notre éducation, nos habitudes, notre histoire de vie.

« L’expérience du mouvement et du toucher est fondamentale dans la découverte de qui nous sommes, de qui est autre, et de comment nous dansons cette vie ensemble.(…)

Quand l’expérience du mouvement est intégrée dans notre éducation, notre perception de nous-même et du monde change (…)

Le Contact improvisation est un exemple éclatant de cette ouverture de nos perceptions et par conséquent de nos options, de notre sensibilité, de notre conscience, de notre capacité à réagir, et à avoir un sentiment de réussite vis à vis de nous-même et de la communication que nous avons avec notre partenaire. »

( Bonnie Bainbridge Cohen, dans Sentir, Ressentir, Agir)

Alors en pratiquant le contact improvisation, nous réinvitons ce champ des possibles. Sentir son corps en mouvement, en contact, jouer et s’orienter avec ses sens, comme le ferait un enfant qui découvre comment son corps bouge dans son environnement. Qui apprend à prendre confiance dans ses appuis et dans l’interaction avec l’environnement physique et humain.

Cet espace qu’offre le contact improvisation est précieux par sa rareté, son intention de cultiver la présence, l’écoute, dans le mouvement improvisé. On y goute la possibilité de se sentir, ensemble, juste être là, jouer ensemble, développer une palette de mouvements, de touchers, plus sensible, pleine de reliefs, de singularités, de possibilités, en dehors de notre éducation.

Il nous invite à être créatif pour s’écouter, pour s’accorder. Et à sortir des normes sur le toucher dans lesquelles nous sommes éduqués, en développant un toucher dans la gamme du sensoriel, qui soutient l’écoute, l’accordage, le respect de notre intégrité.

Alors au début, quand on découvre la pratique et qu’elle nous plaît, tout s’ouvre.

Les frontières sur notre rapport au toucher se déplacent, se transforment, se questionnent.

Notamment quand l’accordage se fait, et que cette personne pourrait nous plaire. Où est-on alors ? Dans la séduction ? Dans l’énergie qui circule ? Dans la sensualité ? Dans la pratique ? Dans le partage de poids ? Dans l’improvisation ? Dans juste se faire plaisir ? L’espace devient confus.

Après une quinzaine d’années de contact improvisation, et de nombreux échanges, je crois que nous traversons (presque) toustes ce moment de confusion, ce questionnement : où est la limite quand notre corps s’ouvre et s’abandonne à la relation dans le toucher et le mouvement ? Quand cela devient-il un espace de sensualité ?

Je suis particulièrement sensible à ce sujet, pour avoir été « cueillie » lors de ma première soirée d’atelier/jam, où mon corps exultait de joie et de libération d’avoir trouvé ce qu’il attendait sans le savoir, par une personne qui m’a ensuite suivie, dans le vestiaire, le métro, puis chez moi, profitant de la confusion sensorielle d’une néophyte ravie, et que cette relation se sera prolongée dans une relation malsaine perverse durant presque 10 ans et qu’elle aura laissé mon cerveau en sidération pendant quelques années plus encore.

Au début, je ne pouvais que confondre la libération que j’avais sentie dans mon corps en dansant avec ce qui m’avait été appris dans l’éducation : le toucher entre homme et femme avec une connexion, c’est forcément une relation amoureuse ou de la séduction.

Eh bien les années passant, nous apprenons à reconnaître que non. Nous pouvons avoir une immense connexion dans le toucher, sentir toutes nos cellules vibrer, se sentir être ouvert à un espace plus vaste ensemble, se sentir profondément vivant et connecté, comme dans ce qu’on trouve d’habitude dans les relations d’amour, simplement dans la pratique., sans glisser vers l’espace de la sensualité. Parce que nous y cultivons la présence dans l’instant, l’écoute, la créativité ensemble.

C’est en cela qu’elle est riche. Elle réinvente des modes d’être ensemble, en improvisation. Elle cultive notre autonomie et notre capacité à être en relation comme on est, dans notre corps à l’instant. Elle nous offre la possibilité d’élargir notre palette relationnelle, sensorielle, d’être plus pleins, singuliers, de cohabiter et s’accorder ensemble dans nos différences.

Aussi, tout cela, je crois que je l’ai trouvé de manière très claire dans la pratique du Body Mind Centering, parce que les rôles sont clairement définis dans les moments de toucher, et que ce ce toucher est d’abord dans une dynamique d’apprentissage de nos perceptions, des différents tissus. Qu’on y nomme, et l’on y confronte nos sensations, nos ressentis. On y apprend à savoir où l’on est

Alors pour permettre à cette richesse pleine de vie d’advenir en contact improvisation, il nous faut créer des conditions pour permettre d’éviter de se cantonner endroits auxquels la société nous a assignés dans nos pratiques de toucher : fuir la séduction, fuir l’inconfort et la douleur, fuir le pouvoir sur, fuir l’asservissement.

Pour soutenir cet espace de pratique, nous pouvons :

  • Favoriser un espace où nous sommes des corps vivants et bougeants avant d’être des corps sexués
  • Favoriser un espace où nous sommes responsables de suivre nos besoins et limites et de pouvoir se le dire sans enjeu et en s’écoutant
  • Favoriser un espace où nous sommes coresponsables de créer les conditions et l’espace soutenant pour l’émergence de la pratique.

Plus encore, il est indispensable de créer les conditions de sécurité physique et psychique des personnes qui partagent l’espace. D’être responsable ensemble, de ne pas dépasser les limites fixées.

Alors que faire quand le désir sensuel arrive dans une danse ? Car oui, il peut nous traverser, et il va nous traverser, car nous sommes des êtres vivants, mammifères humains, avec des sens vivants. Et que l’intimité que l’on vit dans le contact improvisation ouvre parfois ses portes.

A ce moment là, on peut DECIDER de ne pas le cultiver.

Ne pas cultiver l’endroit de la confusion, qui est toujours le premier pas dans la manipulation.

Utiliser la «  tension » du désir dans le mouvement, plutôt que s’engouffrer dans la sensualité.

Revenir au sensoriel, avant l’interprétation de signaux.

Transformer l’énergie, transformer la danse, réorienter le mouvement ou la qualité de toucher, changer de tonus.

Ou voire même la quitter si ce désir subsiste et ne se transforme pas.

Et puis quand on est néophyte, aller en parler avec quelqu’un de plus expérimenté

Et quand on est plus expérimenté, soutenir ces conditions de sécurité en ne s’engouffrant pas dans la confusion que créée cette explosion sensorielle des premières années.

Un point de vue, parmi d’autres, dans cette pratique multiformes.

Alice Browaeys – 19 décembre 2023

Merci aux personnes avec qui nous avons échangé sur ce sujet et la pratique, de nombreuses fois et qui ont contribué à l’élaboration de cette pensée.

4 réflexions sur « Toucher, confusion, séduction et contact improvisation »

  1. Merci pour ce beau texte, intéressant et éclairant. Moi aussi j’ai été embarquée dans une relation d’emprise avec un homme à partir d’une relation de toucher qui s’était initiée dans l’espace d’une jam. Cela a duré plusieurs mois et j(e m)’en suis sortie avec des traumas réactivés et une grosse dépression. Je reconnais cette expérience de sidération et de confusion que tu décris. La personne dont je parle est aussi probablement toujours active dans ces espaces et, comme beaucoup de semblables, les utilisait comme un vivier pour établir des relations de séduction et de domination. Il n’avait certainement pas la même relation avec toutes mais je sais ne pas être la seule avec qui il a entretenu une relation extrêmement violente psychologiquement.
    Il y a beaucoup à dire sur la manière dont un toucher de connexion peut être toxique, d’autant plus toxique qu’il est puissant. Pendant toute cette relation, la personne en question avait besoin de passer par un contact physique – main sur mon genou ou sur mon bras – pour maintenir son emprise. Et cette personne avait une manière si puissante d’habiter son corps que cela opérait comme une hypnose. J’étais complètement clivée entre le désir que je ressentais pour lui à cause de ce toucher et les nombreux signaux d’alarme que je ne cessais de recevoir : propos antiféministes, aveu de violences sexuelles en mode auto-apitoiement, manipulation via l’imposition d’un mode unique de communication non violente, etc. Je ne suis pas favorables aux call out mais je peux aussi en parler en privé si besoin.

  2. Merci Alice pour cet article.
    Que je reçois et lis pile poil pendant que j’écris un article sur la différence entre un toucher Feldenkrais et un toucher fascia…. hasard et coïncidences, … Il y en a à dire sur le toucher et l’emprise!!!

  3. Merci Alice pour ce partage qui me nourrit, me parle et me rappelle à la vigilance.
    Et je suis aussi intéressée par l’article de Catherine car j’ai recours à des ateliers collectifs, et aussi individuels, selon la méthode Feldenkrais.
    Bien chaleureusement à vous.

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