Bougée, vivifiée, touchée, malaxée par ces derniers 3 jours à danser, entre 30 et 40, à la 10ème jam les Pieds dans l’eau de la Cie du Haut (merci Astrid), ont émergé quelques réflexions sur la question du cadre dans la pratique du contact improvisation.
Déjà, qu’est-ce que le contact impro?… Une définition mouvante selon les époques, les lieux, les personnes… Astrid nous a partagé sa définition avec laquelle je résonne pleinement : une pratique artistique d’improvisation en mouvement, qui explore le poids et le toucher.
Cette définition a toute son importance. Elle repose l’intention de ce qu’on vient explorer dans un espace de jam. Dans ces espaces d’improvisation beaucoup de choses peuvent être nourries, qui découlent de la pratique : le plaisir d’être dans le mouvement, la reconnexion à soi dans l’écoute des sensations, la liberté de bouger librement, le goût du jeu, le plaisir du toucher, du contact, la simplicité d être avec les sensations pour quitter les pensées et les affects, le sens de l’accordage, le sens de communauté, le flux du mouvement continu
Alors, si l’un vient chercher le gout de bouger librement avec la joie du toucher, et que l’autre est en train d’explorer l’improvisation avec le poids et le toucher, nous ne faisons pas vraiment la même chose. Et pourquoi pas?…
Cela m’a longtemps posé question, que ce soit en jam ou dans la pédagogie. J’observe, que ce soit en tant qu’élève ou pédagogue, que l’attention collective orientée vers une même intention soutient l’exploration, l’apprentissage, l’improvisation. Si l’on n’est pas en train de faire la même chose, ce soutien , perceptible dans un arrière plan sensible, ne peut pas être là.
Je suis souvent affectée par la qualité de l’espace en jam. On pourrait certainement me qualifier de « trop » sensible. Cela me pointe des questions qui nous concernent collectivement : Quand l’attention n’est pas orientée vers la même intention collective, où est le corps collectif? quel est-il? où sont les centres? comment peuvent ils communiquer s’ils ne s’accordent pas sur la même intention? Comment ne pas être dévié de l’intention du contact impro par tous ces autres bienfaits? ( je reprends les mots de L. et G. lors d’un partage, merci).
De mon point de vue, mon envie, la pratique de l’improvisation en mouvement exige la recherche d’une qualité de présence. D’être au plus près de ce qui est vivant dans l’instant. Cette qualité de présence est soutenue par une écoute de l’environnement interne, et une écoute de l’environnement externe.
L‘environnement interne, ce sont les sensations ( de toucher, de mouvement, de température, de tension, de tonus, de proprioception) mais aussi les ressentis, les affects, les émotions. L’environnement externe, ce sont les personnes avec qui je danse, mais aussi toutes les autres dans la pièce, le sol, la pièce, les espace entre, la lumière, les sons, les odeurs, la dynamique de mouvement dans la pièce, le tonus général, les contrepoints, l’éventuelle musique l’environnement en dehors de la pièce, les vacanciers qui se garent sur le parking et vont à la plage… L’improvisation a besoin de notre attention pour soutenir notre présence. Une attention qui voyage entre interne et externe, sur tous les plans physique, et sensible/affective.
Souvent, dans les jams avec des cadres très ouverts, et ce depuis plusieurs années, je note que je peux me sentir mal à l’aise. Mal à l’aise car je n’ai pas toujours les signaux qui me permettent de sentir que sommes orientés vers la même intention de « pratique artistique d’improvisation en mouvement, qui explore le poids et le toucher ». (par exemple, je constate un duo qui ne voit pas l’espace autour, des touchers sensuels, de l’accordage par le rythme sonore (qu’il soit instrumental ou percussion corporelle, des mouvements d’expression libre sans relation à l’environnement ou aux autres danseureuses).
Mal à l’aise aussi, et surtout, car je peux sentir de la confusion, et du figement dans l’espace : manifestée par une attention collective dispersée, des rires et jeux expressifs de représentation, des figements dans les corps (que ce soit au niveau du regard, du système nerveux qui tient, du tonus qui ne varie pas, des muscles tendus, une volonté de mouvement, de porter…). Cette dispersion ou ces figements sont pour moi des manifestations d’un état dissociatif (plus ou moins léger). La dissociation nous est régulièrement utile pour faire face aux évènements de la vie, pour ne pas surcharger notre système nerveux. Mais dans cet espace d’improvisation, il me semble que nous avons besoin d’être pleinement présent à nous-même et à l’espace partagé, humain, matériel ou autre. Et être pleinement présent implique d’être aussi en présence de nos affects, de nos émotions : je suis fatigué.e, je suis perdu.e, je m’ennuie, je n’arrive pas à danser, je n’ai pas envie de danser avec cette personne, je suis en manque de contact physique, je suis en manque d’affection, j’ai envie de décharger en faisant des blagues, je bouge librement quoiqu’il se passe dans l’espace…Tous ces affects sont là, présents dans l’espace, en sous-jacent, si on ne les reconnait pas. Ils ne peuvent pas disparaître. Alors, sentir, ressentir ces affects est essentiel pour construire un espace clair ensemble. Pour cela, prendre le temps de nommer, verbaliser ce qui est présent en nous est tout un apprentissage. Si chacun discerne et prend en charge ce qui est présent pour lui-même, alors l’espace devient plus clair.
Certain.e.s d’entre nous peuvent choisir consciemment ou inconsciemment de laisser ces affects au vestiaire. De venir juste « profiter » de l’espace. En profiter pour bouger, pour décharger et se réguler, pour être en lien, pour jouer, pour oublier tous les soucis et se recharger dans cet espace d’exploration, pour se connecter juste à son corps (mais pas à ses affects), pour performer… Et dans ce cas, nous ne jouons pas tous au même jeu, même si tout cela arrive en contact improvisation, mais plutôt comme un bénéfice de la pratique. Dans tous les cas, les affects pensés être laissés au vestiaire vont tranquillement s’inviter dans la salle, dans la qualité d’attention, avec cette ambiance de dissociation, parce qu’une partie du corps esprit n’est pas là . Nous avons besoin de tout notre être pour improviser ensemble, quelque soit ce qui nous traverse. Nous ne pouvons pas nous mentir.
Le cadre peut venir soutenir cela :
- Suffisamment fermé, il permettra de s’orienter ensemble vers une intention collective : nous savons tous vers où nous allons et pouvons prendre notre responsabilité, ou reposer les limites.
- Trop ouvert, il y aura la possibilité de multiples intentions qui cohabitent et ne s’accordent pas.
- Des temps d’observation en silence, de l’espace, des danses, vont venir construire une attention de témoin.
- La structuration de l’espace temps : horaires de début, de fin, cercle d’ouverture ou de clôture, partitions ( comme la Contemplative Dance Practice, …), commencer avec l’espace de la salle vide, soutiennent l’accordage collectif.
- Des temps de retour/récolte/verbalisation individuels et collectifs, à partir de l’expérience vécue du mouvement dans l’espace de pratique, des sensations, des ressentis dans l’instant, permettent nommer, discerner, rendre visible ce qui pouvait être caché, laissé de côté, contenu. « Nous ne pouvons pas laisser notre vécu au vestiaire et juste venir avec notre corps » disait A. Cet apprentissage permet de construire un témoin conscient, et d’ouvrir à la transformation, voire transmutation, individuelle et collective.
L‘improvisation en mouvement nous ouvre au sensible, et pour apprendre à cultiver ce sensible, nous avons besoin de lui ouvrir la porte, de l’identifier, de le partager ensemble, pour s’accorder. Nous avons besoin de construire les cadres pour l’explorer, honnêtement, sans tricher avec nos états physiques, affectifs, relationnels. Sinon, nous sommes tranquillement, voire joyeusement dissocié, et nous passons à côté de l’expérience de sentir et partager ensemble et du merveilleux jeu de la présence en mouvement – quoique parfois inconfortable! Venons à cette « pratique artistique d’improvisation en mouvement qui explore le poids et le toucher » engagé.e avec tous les aspects de notre être ! Ecoutons l’espace ensemble pour apprendre à sentir et à se rendre disponible pour la pratique 🙂
Bibliographie :
- Steve Paxton « Gravité » Editions Contredanse
- Steve Paxton, sélection de textes publiés dans Contact Quarterly 1972-1982, traduction Emma Bigé pdf ici
- Bonnie Bainbridge Cohen « Sentir, ressentir, agir » Editions Contredanse
- Ouvrage Collectif, « De l’une à l’autre, composer, apprendre et partager en mouvements », Editions Contredanse
- Mabel Elsworth Todd « Le corps pensant », Editions Contredanse
- Janet Adler « Vers un corps conscient, la discipline du mouvement authentique », Editions Contredanse
- Daria Halprin » La force expressive du corps, guérir par l’art et le mouvement », éditions le souffle d’or
- James Knepper « Le corps retrouvé en psychothérapie », Editions Retz
- Karla Mac Laren, « the language of emotions »

